Je n’ai jamais été une petite fille

Exposition collective Cool Apoptose, commissariat de Yann Owens et Maxence Alcade, Art Sequana, 2017

A gauche : Blink Magazine, 2012 / A gauche : Exposition L’ami.e modèle, commissariat : Mathieu Mercier, Le Mucem, 2021

Je n’ai jamais été une petite fille

JE N’AI JAMAIS ÉTÉ UNE PETITE FILLE

Série photographique, 50 images, 2008
Argentique, Noir et Blanc, 35mm

Ces 50 images, prises en 2008, ont été réalisées en argentique 35 mm. Elles
ont été exposées pour la première fois par Etienne Dodet à l’Espace Mycroft (Paris 11e) en 2008, ainsi qu’au Mucem (Marseille,2023), à l’Art Sequana (Le havre 2019), à la Galerie Laure
Roynette (Paris 3e, 2015). Elles ont été publiées dans la revue papier Blink en Corée du
Sud. Chacune fait l’objet d’un tirage en huit exemplaires, en 40×50 cm, sous agrandisseur et sur
un papier argentique rare et coloré.


De mon enfance, je n’ai ni photo, ni nounours, ni cahier de poésie. Il ne me reste qu’une de
mes robes d’enfant. Cette robe, ma plus belle de l’époque, est celle des fêtes d’anniversaires,
des concerts de piano. Robe de princesse ou de petite fille modèle, chaque petite fille en a
eu une ou a rêvé d’en avoir une.
Des années plus tard, à Paris, je me prépare pour sortir et, pour la première fois depuis mes
dix ans, je décide de la porter. Assez grande pour pouvoir l’enfiler, trop petite pour la retirer,
je me retrouve coincée à l’intérieur. Comme le personnage d’Alice, je suis redevenue toute
petite.
Lolitas ? Femmes enfants ? Éternelles petites filles? Rejouerons-nous toujours la même
histoire ? Inversion, confusion, perturbation, que faire de ces incertitudes ?
Ces travestissements équivoques sont-ils la seule perspective féminine aujourd’hui ?
Je voulais voir comment d’autres filles se sentiraient à l’intérieur de ma robe, ce que cela
révélerait. J’ai inventé un jeu, dont voici la règle :


Vous avez envie de jouer la petite fille
Vous viendrez chez moi
Essayer une robe d’enfant.
Vous vous découvrirez dans un miroir,
Et vous viendrez poser devant un fond blanc.
Vous regarderez l’objectif photographique,
Vous tenterez de vous souvenir de la manière dont vous étiez petite fille,
Et vous ne bougerez plus,
Le temps de la photographie.
Plus tard, je vous montrerai la planche contact,
Et je vous donnerais une des photographie réalisée.


La robe, déjà vieillie par les années, est découpée pour permettre aux filles de la porter.
Peu à peu craquée, déchirée, chaque fille lui donne une nouvelle forme et de nouveaux
souvenirs. Le jeu m’évoque les photographies de Lewis Caroll, où les petites filles semblent
avoir grandi d’un coup.
Un jour, quelqu’un me dit « je n’ai jamais été une petite fille ». Moi non plus, j’ai l’impression
de jamais avoir été une petite fille.
Cette articulation du passage de l’enfance au monde adulte est certainement la raison de ce
travail. Ici, nous avons repris le chemin à l’inverse, du monde adulte au monde de l’enfance.
Ce dispositif- révélateur a joué un rôle libérateur et les fantômes de l’enfance ont repris leur
chair, étrangement.

Galerie Laure Roynette, 2015
Galerie BENJ 2012

I NEVER WAS A LITTLE GIRL

These 50 images, taken in 2008, were produced on 35mm film. They were exhibited for the first time by Etienne Dodet at Espace Mycroft (Paris 11th) in 2008, as well as at Mucem (Marseille, 2023), at Art
Sequana (Le havre 2019), at Galerie Laure Roynette (Paris 3rd, 2015). They were published in the paper journal Blink in South Korea. Each is printed in eight copies, 40×50 cm, under enlarger and on rare and colored silver paper
.

I do not have photos, stuffed animals, or notebooks of poetry from my childhood… The only thing I have left is one of dresses.
This dress is the most beautiful of that period, the one I wore to birthday parties, piano concerts. A princess or model child dress, each little girl at some point had one, or dreamt of having one.

Years later, in Paris, I get ready to go out and for the first time since I was ten, I decide to wear it.
It is big enough to slip into, too tight to take off, I find myself stuck inside it.
Like Alice in Wonderland, I became little again.

Lolitas? Women Child ? Eternal little girls?
Will we always replay the same story?
Inversion, confusion, perturbation, how to deal with these uncertainties? Are these equivoqual travesties the only perspective for women today?

I wanted to see how other girls would feel inside my dress, what it would reveal. I invented a game with one rule:

You want to play little girl
You will come to my place
Try a child’s dress on
You will face yourself in a mirror
And you will pose in front of a white background You will look at the camera lens

You will try to remember the way you were as a little girl And you will stand still
While the picture is taken
Later I will show you the contact sheet

and I will give you one of the pictures ,

The already time-worn dress is now scissored to enable girls to wear it. Little by little split, torn, we wear it away.

And only the memories we share and the pictures remain.
The game reminds me of Lewis Carroll’s pictures, where little girls seem to have grown up all of a sudden.
One day someone told me « I was never a little girl »
I donʼt have the feeling of having been a little girl either.

This articulation between childhood and the adult world is certainly the reason for this work. Here we took the reverse way, from the adult world to childhood. This revealing device was releasing and eventually, strangely, let the ghosts of childhood take back their flesh. 

hier demain présent passé

Le texte d’Hélène Frappat « hier demain présent passé « a été écrit et présenté pour la première fois lors de l’exposition : Et les fruits passeront la promesse des fleurs, à la galerie Laure Roynette, en 2015

hier demain présent passé

par Hélène Frappat

          Ma mère vit ses derniers jours dans un hôpital situé non loin de l’appartement où je ne me souviens pas d’avoir emménagé avec elle et mon père, à l’âge de cinq ou six ans.

          Sa vie s’éloigne. Pour parler elle ferme les yeux. Parfois son visage s’éclaire, et sa voix revient, lorsque seule avec moi, elle prononce :

          — C’est long. C’est long. C’est long.

          Notre dernière conversation porte sur des vêtements. Je suis entrée dans sa chambre, et j’ai tourné autour du lit afin d’exhiber le manteau qu’une amie m’avait offert, après que j’avais choisi pour elle une garde-robe. Mon amie s’était glissée dans une blouse en soie vert profond comme on offre sa peau nue au fleuve.

          Contemplant le manteau, ma mère a souri. Le lendemain, j’ai chuchoté à son oreille que mon fils aîné était parti à l’école vêtu du manteau gris qu’elle avait acheté l’hiver précédent, son dernier hiver, comme ce vêtement chaud serait le dernier que mon fils recevrait de sa grand-mère.

          D’un corps à l’autre, les vêtements passent. Tels les murs des maisons ils gardent les traces.

          Dans les placards de l’appartement de ma mère, je retrouve des pulls, des robes, des pantalons. Au dos d’un sweat en velours rouge, d’une jupe à pois, d’un imperméable, les griffes tranchent sur le dénuement de l’appartement et des placards. Telle robe porte l’étiquette d’une marque défunte. Tel manteau en fausse fourrure ressuscite un hiver froid des années quatre-vingt. Un cabas en plastique gris tressé convoque le fantôme de Pascale Ogier dans Les Nuits de La Pleine Lune. En 1984, inlassablement, j’avais reconstitué la garde-robe de Louise, son personnage. Je glissais des foulards dans mes cheveux crêpés. J’échangeais avec ma mère des paniers fluo tranchant sur le gris du ciel, de l’époque, des manteaux.

          Chaque vêtement raconte un personnage. En échangeant nos vêtements, nos personnages, nous formions une seule femme : mère et fille, brune et blonde. Dans l’appartement de la cité triste où je ne me souviens pas d’avoir emménagé, les vêtements n’ont pas d’âge.

          Je ne sais plus qui, de ma mère ou moi, s’est glissée la première dans la veste, la robe, le manteau, qu’aujourd’hui j’offre aux amies venues m’aider à faire les cartons. La garde-robe d’une fille et sa mère voyage vers de nouveaux corps, de nouvelles maisons, des récits et des personnages inconnus de moi. Nos vêtements m’échappent. Sur les épaules d’une amie, le manteau en faux léopard ressuscite la silhouette d’Elli Medeiros qui chantait dans Les Nuits de la pleine lune.

je joue mais les cartes sont marquées, les jeux sont truqués, les dés sont pipés, je ne pourrai jamais tricher, hier demain présent passé, où est passée la vérité ?

          Le tombé parfait d’un perfecto sur la longue et maigre silhouette de ma mère s’adapte sans effort à la carrure plus large d’une amie, et devient sa seconde peau. Une autre transforme un chemisier austère en blouse de peintre mexicaine dont l’atelier s’ouvre sur une plage baignée des rayons roses et jaunes de la Côte Ouest.

          Je rêve. Les personnages colorent mes souvenirs en noir et blanc. Je regarde s’éloigner, troublée, euphorique, légèrement réticente, une armée de vêtements par l’entremise desquels une mère et sa fille échangeaient des sentiments.

          Sur d’autres corps, dans d’autres maisons, la garde-robe sentimentale de la fille et sa mère vont raconter des histoires qui ne nous appartiennent pas.